jeudi 15 octobre 2020

Abaisser le vent

On va changer de registre pour une fois.

On va abaisser le vent.

On va se faire un petit coup d'hyper ventilation.

On va parler un peu de trucs sérieux.

On va en rajouter sur la bullshitisation* de la vie, on va expliquer qu'on est pas des gestionnaires, ni des cocheurs de cases, encore moins des porte-flingues.

On va tenter de raconter au monde ce que l'on y fait, ce pourquoi on le fait, contre quoi on le fait.

On est pas des "acteurs associatifs" ni des "partenaires éducatifs", ni des "facilitateurs de lien social". 

On lutte pour ne pas utiliser ce langage de merde, c'est pas toujours simple, on se bagarre contre l'appauvrissement de la langue, on grince pour ne pas se faire intégrer aux rangs de ceux qui ont tout compris à la vie, qui raflent la mise, parce qu'ils rentrent bien dans les cases.

On m'a dit "Mais Madame, avec un peu de torsion, vous pourriez répondre à tel ou tel appel à projet".

Mais oui.

On va abaisser le vent.

C'est quoi le principe?

Les miens, désormais, c'est de rester droite, de ne pas me soumettre à ces procédures qui incombent à tout bon gestionnaire, c'est de ne pas enfiler les projets comme j'enfilerais les perles, c'est de savoir pourquoi je fais ce métier, c'est de raconter, toujours tout le temps à quel point ce métier, comme tant d'autres, comme celui de mon copain berger par exemple, sont essentiels parce qu'ils servent le bien commun.

On est pas utiles. On est indispensables. On est vitaux pour tenter de nourrir la poésie, l'équilibre, le créatif et la part de rêves en chaque être qui passe nos portes. Pour la plupart, on est même pas payés pour ça, ou si mal.

Pour être payés, il faudrait faire les putes, dire "oui oui voilà un projet atypique, avec des partenaires incontournables, une merveilleuse illustration des collaborations transverses indispensables au développement du vivre-ensemble si cruellement absent de nos quartiers", il faudrait qu'on aime enculer les mouches.

On va arrêter de justifier notre utilité sociale.

On va réclamer la gratuité de nos activités pour tous et toutes, parce que personne ne devrait payer pour la poésie, l'équilibre, le créatif et la part de rêves. 

On va rigoler parce qu'on ne rentre pas dans les cases, rien d'étonnant vu que les cases qu'on nous impose sont des cases merdiques qui ne servent à rien, à quoi ça sert de peindre, à quoi ça sert d'apprendre les percussions à l'école**, à quoi ça sert de jardiner en ville, à quoi ça sert les feux de joie?

On va se débrouiller, comme toujours. On va contourner les cases, on va de moins en moins s'abêtir à les remplir, on comprend qu'elles ne servent qu'à justifier les salaires de ceux qui les fabriquent, faudrait quand même pas que le fric des gens, leurs impôts, servent à des trucs vraiment utiles, comme l’hôpital par exemple.

On a envie de dire, c'est pas parce que la division du travail est composée désormais par presque 50% de boulots à la con qu'on est obligés d'y souscrire.

On va pas s'excuser d'avoir des boulots qui ont du sens, parce qu'ils résonnent furieusement comme un écho dans les rues sales de nos banlieues, parce qu'ils rassemblent des personnes, des vraies personnes autour de nos voix, la voix des professeurs, des instituteurs, des infirmières, des musiciens, des saltimbanques, des jardiniers, des animateurs****et tutti quanti, ça résonne pas hyper fort par ici les chargés de missions, les développeurs de tout et n'importe quoi, les contrôleurs qualité.

On y entrave queue dalle aux formulaires, même si on s'y habitue, on est pas trop con quand même, mais ça continue à faire mal de répondre "aux attendus", et de voir que dans ce monde mieux vaut être adapté au système façon rouleau-compresseur et peu importe le temps et l'énergie dépensés en pure perte pour ces âneries, tout ce temps passé à remplir des dossiers qui ne sont pas lus, alors qu'on aurait pu, je ne sais pas moi, ah si, tiens, qu'on aurait pu passer du temps à laisser nos portes ouvertes.

Nos lieux, nos activités devraient être ouverts tout le temps, sans restriction, pour tous, même le soir, même les dimanches, ce devrait être des espaces de vie permanents, des refuges ou des phares, des endroits où se reposer, où trouver un peu de temps libre, de chaleur humaine.

On va abaisser le vent.

On va régénérer les souffles.

On va continuer à vivre à contre-courant, parce qu'à contre-cœur c'est pas possible.


 
 
* Lecture indispensable: Bullshit Jobs, David Graeber dont voici un extrait illustrant le principe de féodalité managériale:
" (...) dans une entreprise, vous ne pouvez pas vous contenter de réclamer un nouveau serviteur, lui inventer un titre ronflant (comme "Grand Sénéchal des pas de porte") et lui expliquer que son vrai boulot consiste à remplacer le jardinier quand il est bourré. Vous devez pondre une description à la mords-moi-le-nœud, mais très détaillée, de ce qu'un astiqueur de boutons de porte est censé faire, entraîner votre nouvelle recrue à se prétendre le meilleur astiqueur de boutons de porte du royaume, puis utiliser le descriptif de ses attributions pour produire les évaluations périodiques de performance grâce auxquelles vous pourrez cocher toutes les cases nécessaires. Et, pour peu que votre jardinier dessoûle et refuse de voir un petit voyou se mêler de son boulot, vous voilà avec un astiqueur de boutons de porte à plein temps sur les bras."
** Même à l'école maintenant, si on veut passer une année scolaire à faire découvrir les percussions à ses élèves, il faut remplir un projet à la con avec définition d'objectifs, évaluation dudit projet, bilan etc...
*** Et de tout autre emploi indispensable, c'est à dire à forte utilité sociale, c'est à dire selon Graeber, qui manquerait cruellement à l'ensemble de la société s'il venait à disparaitre.

1 commentaire:

NS a dit…

Merci Quisas-Quisas